Le 11 janvier 2013, à la demande des autorités maliennes et de l’ONU, la France lance une opération militaire en appui des forces armées maliennes, baptisée Serval. Elle a pour but de mettre un coup d’arrêt brutal à l’avancée des groupes djihadistes vers le sud du Mali et d’assurer la sécurité des 5 000 ressortissants français dans le pays. Le 13 janvier, quatre Rafale Air au départ de la base aérienne 113 de Saint-Dizier viennent renforcer le dispositif.
© A. Jeuland / Armée de l'Air / Défense - Ravitaillement en vol de deux Rafale Air, armés de GBU-12, dans la région de Kidal, au Mali.
«09h43». La durée du vol s’affiche sur l’un des écrans latéraux du Rafale, quelques instants après l’atterrissage sur la piste de N’Djamena. Ce vol m’a pourtant paru presque bref tant il a été intense. Quelques minutes plus tard, mes trois équipiers sont posés. Nous remontons désormais la piste à contre-QFU en direction du parking militaire. Nous sommes le dimanche 13 janvier, il est un peu plus de 17h00, notre première mission au Mali arrive à son terme. Le "Task" est rempli, plus d’une vingtaine d’objectifs ont été détruits ou gravement endommagés.
Je repense aux événements qui se sont enchaînés depuis 48 heures…
16h30 : fin de l’activité aérienne, je consulte les mails accumulés sur ma messagerie au cours de la semaine… coup de fil d’un capitaine du centre national des opérations aériennes à Lyon : « Il faudrait nous donner une estimation du pétrole nécessaire à une mission de quatre Rafale, au décollage de Saint-Dizier et à destination de N’Djamena, via le Mali… réponse pour hier ». Je ne suis pas surpris. Ce genre de question ne peut arriver qu’un vendredi après-midi à 17h00…
18h30 : tout s’accélère. Un décollage de quatre Rafale est prévu dans la nuit de samedi à dimanche. En parallèle, une équipe restreinte de pilotes, officiers renseignement et mécaniciens, doit embarquer à bord de l’un des avions ravitailleurs C135 qui accompagneront le dispositif à partir d’Istres. Départ prévu du bus à 3h00 du matin… juste le temps de faire un sac.
La mission telle qu’elle m’est alors présentée par le conseiller militaire du commandant de la défense aérienne et des opérations aériennes (COMDAOA) consiste en un raid sur des objectifs tenus par les terroristes au Mali. Décollage prévu de Saint-Dizier, destination : N’Djamena au Tchad. Les pilotes embarqués dans le C135 doivent quant à eux assurer la même mission, en sens inverse, le lendemain de notre arrivée. Les patrouilles pour les deux missions sont constituées. Le choix des pilotes n’est pas simple : tous sont prêts et volontaires. Tandis que les pilotes désignés se rendent au service médical pour les derniers vaccins, les préparatifs de la mission commencent. Chaque cellule de l’escadron est mise à contribution : « préparation mission », « renseignement », « tir », « opérations »…
23h00 : retour à la maison pour le personnel indispensable à la préparation de mission du lendemain, afin de prendre un minimum de repos et préparer l’indispensable BV. Pour ma part, je garnis mon sac du strict minimum - une combinaison « sable » et une trousse de toilette - afin d’assurer la mission dont je pense alors qu’elle ne durera que quelques jours.
14h30 : après une matinée de repos pour les membres de la patrouille, nous nous retrouvons tous en "salle de guerre" de l’escadron. Les dossiers d’objectifs nous sont parvenus : des installations, camps d’entraînement, centres de commandement utilisés par les groupes terroristes à proximité de Gao, ville qui m’est alors parfaitement inconnue mais qui deviendra familière au cours des semaines à venir. Nos configurations se précisent : deux des quatre Rafale seront équipés de munitions guidées GPS "AASM", les deux autres de bombes guidées laser "GBU12".
18h00 : briefing téléphonique avec le conseiller juridique du COMDAOA. Les règles d’engagement me sont présentées. L’escadron tout entier participe à la préparation de mission. La cellule « renseignement » est présente au grand complet. Je constate avec satisfaction la sérénité avec laquelle chacun travaille. Un véritable esprit de corps anime notre équipe, qui dépasse d’ailleurs les frontières de l’escadron. Deux pilotes du 2/30 nous ont en effet rejoints au cours de la matinée, tandis que le 1/91 a mis à notre disposition quelques-uns de ses équipages, en prévision d’un raid ultérieur. Tous œuvrent comme un seul homme à la préparation alors que la nuit commence à tomber. La base aérienne toute entière s’active à la préparation des avions. Les containers munitions encombrent les abords du parking témoignant de la nature de la mission qui se prépare.
20h00 : briefing avec le « Bretagne » et le commandant de bord du premier C135 ravitailleur. Les points de séparation et de rejointe au moment de l’attaque sont fixés. La question du carburant disponible demeure, elle, largement en suspens. Nous ne savons toujours pas quel trajet nous emprunterons : Maroc ? Algérie ? Lybie ? Les autorisations tardent à venir.
22h30 : nous laissons à l’équipe de nuit le soin de finaliser la préparation. Ni l’ordre particulier d’opération, ni le plan de communication ne nous sont encore parvenus. Nous verrons tout à l’heure, après quelques heures de sommeil. Je quitte les locaux et rejoins l’hôtellerie en zone "vie". Avec cette montée en puissance subite, la base aérienne est animée comme en plein jour. Je croise les poids lourds qui ont transporté les munitions depuis les dépôts. À cet instant, la base aérienne "outil de combat" prend tout son sens.
Trajet effectué par les aéronefs engagés dans le plus long raid aérien de l'Armée de l'Air française.
03h00 : après une courte nuit, je regagne l’escadron. On m’annonce que l’ordre d’opération est arrivé et… que les objectifs ont changé. Le plan d’attaque a été revu de fond en comble par l’un des commandants d’escadrille. Il m’en expose les grandes lignes et me transmet les documents de mission. Ils se révéleront d’une aide indispensable en cours de vol, pour faire face aux aléas inévitables de la "conduite" : changement de mission en vol reçu du CPCO, absence du pod de désignation laser sur l’un des avions spare, pourtant chargé de GBU12…
La lecture de l’ordre d’opération rédigé par le CDAOA répond aux ultimes questions. Je récupère les fréquences radio indispensables sur le plan de communication tout juste arrivé. Le travail accompli en quelques heures par l’escadron est remarquable. Tout est prêt : fiches de percées, terrains de déroutement, "datacards (1)", plan d’attaque, dossiers d’objectifs,...
04h20 : briefing dans dix minutes. Les douze dernières heures m’ont prouvé - s’il le fallait- la pertinence de notre entraînement quotidien : les préparations de missions en temps toujours trop contraint, les modifications de dernière minute imposées par le commandant d’escadrille, jusqu’aux séances d’instruction – parfois rébarbatives – à l’utilisation des moyens de survie, rien n’est superflu.
04h30 : début du briefing. La réflexion tactique, les choix, la préparation sont derrière nous. Je sens ma patrouille sereine lorsque que nous passons en revue, les uns après les autres, chacun des points de nos briefings mission réalisés à l’entraînement. Nous sommes désormais en terrain connu. Seule différence notable : l’attention particulière accordée à la CSAR…
05h30 : Départ aux avions après avoir signé notre ordre de vol et enfilé nos combinaisons étanches. Les gilets de combat sont plus lourds ce matin, les pistolets qui les garnissent y sont probablement pour quelque chose. Un dernier mot d’encouragement du commandant de base et l’escadron rassemblé nous accompagne vers la ligne de Rafale disposés devant l’unité. Le tour avion est plus long qu’à l’accoutumée. La vérification de nos 24 bombes prend en effet un certain temps. Les actions vitales, cette musique apprise par cœur et maintes fois répétée au cours de l’installation cabine a quelque chose de rassurant. Seule entorse à cette "partition" : je ressens le besoin de serrer la main de mon pistard avant de refermer la verrière et me retrouver isolé du monde extérieur. Mise en route et tests au sol effectués, je demande le roulage. Un dernier salut à nos mécaniciens. Nous quittons l’îlot de lumière de la ligne Rafale et son activité, pour nous enfoncer dans la nuit, vers le seuil de piste. Dernières vérifications, nous nous élançons l’un après l’autre sur la piste.
“Rasoir Alpha 4, airborne”. Il est 7h17. À peine plus de 36 heures après le premier coup de fil du CNOA, nous sommes en route vers le Mali. Belle démonstration de réactivité. Nous montons en "trail (2)" vers notre altitude de transit. Il fait encore nuit noire. À peine la couche de nuage traversée, nous apercevons les premières lueurs de l’aube. L’interception de notre premier ravitailleur est réalisée sans encombre au large d’Istres. Nous nous positionnons de part et d’autre et entamons notre périple vers le Sud. Les côtes espagnoles défilent à l’Ouest, puis le Maroc et la Mauritanie. Nous obliquons vers l’Est. Les ravitaillements tous effectués en point central s’enchaînent. L’indisponibilité temporaire du lance-bombes de l’un de mes équipiers, la modification du plan d’attaque, consécutive à l’absence de pod de désignation laser de mon numéro 3, ainsi que quelques problèmes "mineurs" se chargent de nous occuper l’esprit jusqu’à notre troisième ravitaillement en vol. Alors que notre trajectoire s’infléchit vers l’Est, à quelques centaines de nautiques des premiers objectifs, le CPCO nous gratifie d’une dernière adaptation du plan d’attaque, suite à la modification des priorités d’engagement des cibles assignées.
« Rasoir Alpha 4, 5 tons, full, clear disconnect »… L’annonce ponctue la fin du troisième ravitaillement de mon numéro 4 au-dessus du Mali et signifie que le dernier "obstacle" à la réalisation de l’attaque est levé : nous disposons désormais du carburant nécessaire à la réalisation de la frappe.
Nous laissons le C135 sur notre gauche et descendons, en accélérant, vers l’altitude prévue de l’attaque. « Fence in (3)»… ultime vérification du bon fonctionnement de mon système d’autoprotection. Nous allons évoluer dans le domaine d’engagement des missiles sol-air courte portée qui, selon nos officiers "renseignement", sont présents dans les rangs des groupes terroristes. Notre vitesse, 440 nœuds, diminuera notre vulnérabilité. Mon équipier en charge de l’annonce éventuelle des départs missiles sera le dernier rempart, lorsque j’aurai le regard rivé sur la cible.
© USAF - Deux Rafale viennent de ravitailler sur un KC-135 Stratotanker du 100th Air Refueling Wing, engagé en soutien de l'opération Serval.
Plus que 50 nautiques. Pour le moment, mon pod de désignation laser, pointé dans la direction de l’objectif, me permet seulement de distinguer le fleuve Niger. Bientôt apparaissent les formes caractéristiques d’une ville : Gao. Mes numéros 3 et 4 se séparent afin de se présenter sur l’objectif au cap prévu.
« In Hot (4) », plus que 15Nm, moins de deux minutes de vol, je lève les dernières sécurités armement. À 30 secondes du point de tir, l’image du pod me permet de reconnaître mon premier objectif. Pas de méprise possible.
Je presse la détente. Quelques longues secondes plus tard, une légère secousse, la conduite de tir du Rafale vient d’autoriser l’éjection de la première GBU12. Je lance l’illumination laser qui doit guider la munition vers l’objectif, reproduisant à l’identique la passe de tir répétée des dizaines de fois à l’entraînement. Tout en me concentrant sur la visée, je suis la décrémentation automatique du temps de vol jusqu’à l’impact. Plus que 10 secondes. Je suis désormais à la verticale de la cible. 5…4…3…2…le bâtiment visé disparaît subitement. Un flash blanc envahit l’écran. La munition a fait but. À mesure que je m’éloigne de l’objectif, l’image de mon pod me permet de distinguer le panache de fumée, à l’emplacement où s’élevait l’un des bâtiments principaux du camp d’entraînement terroriste, quelques secondes auparavant.
Les premiers comptes-rendus radio de mes équipiers me parviennent : l’attaque se déroule conformément au plan prévu. Mais bientôt, l’inévitable "grain de sable" vient s’inviter dans la mécanique bien huilée du plan de frappe. Mon équipier, encore chargé de toutes ses bombes, consomme plus de carburant que je ne l’avais prévu. Sans un ravitaillement préalable, impossible pour lui de réaliser ses frappes. Même problème pour mon numéro 4. Nous interrompons donc prématurément l’attaque pour converger vers le ravitailleur à quelques dizaines de nautiques à l’Est de notre position.
Au moment où nous le rejoignons, j’apprends que ce dernier peut nous offrir 24 tonnes de carburant. Je sais par ailleurs, après un rapide « Fuel check », que 17 tonnes sont nécessaires à ma patrouille pour rejoindre N’Djamena. Le problème qui se pose alors à moi peut être résumé comme suit : « Sachant que le C135 consomme 4 tonnes de carburant à l’heure, que chacun de mes équipiers consomme environ 100kg de carburant à la minute en phase d’attaque, et que nos derniers objectifs sont situés à 50 nautiques à l’Ouest de notre position, puis-je réaliser les dernières frappes et disposer du carburant nécessaire à la poursuite de la mission vers N’Djamena ? »
Le Rafale, aussi perfectionné soit-il, n’apporte pas encore les réponses à ce genre de question et je remercie intérieurement mes instructeurs qui, il y a quelques années, se montraient inflexibles avec moi en matière de calculs pétrole.
Moyennant un petit coup de pouce de notre C135, qui nous rapproche de notre objectif au cours du ravitaillement et nous autorise à lui prélever une quantité de carburant un peu plus importante que prévue, nous parvenons finalement à tirer nos dernières munitions sur les cibles assignées. Sécurités armements à peine abaissées, cap à l’Est en direction du Tchad. Un cinquième ravitaillement et deux heures plus tard, nous parvenons à destination. À peine posé, le colonel commandant la base de N’Djamena m’apprend que notre séjour s’annonce plus long que prévu. Nous renforçons dès à présent le dispositif aérien de l’opération « Serval ». Il n’est plus question désormais de retour le lendemain, mais d’un détachement de quatre à cinq semaines.
Je repense un instant au contenu de mon sac… la mission risque en effet d’être longue.
Notes :
[1] : Feuille au format A5 recueillant les données spécifiques à la mission.
[2] : Les anciens aurait "en snake"
[3] : Dernières actions à effectuer avant l’entrée en territoire hostile.
[4] : Annonce correspondant à l’arrivée sur l’axe de tir.
Remerciements :
L'Association des Anciens Élèves de l'Ecole de l'Air et le site des pilotes de la 11ème Escadre de Chasse, pour avoir donné leur accord concernant la reproduction de ce texte et à le diffuser plus largement via ce blog.