Dans la nuit du vendredi 13 au samedi 14 avril 2018, après plusieurs jours de préparation, de négociation, d'annonces gouvernementales et d'attente, la France, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont frappé des installations du programme chimique du régime de Bachar Al-Assad, en Syrie, suite à l'attaque chimique perpétrée par le gouvernement syrien contre la population de la Ghouta orientale.
Un peu plus de 24 heures après ce raid, conduit avec des vecteurs aériens et navals, Defens'Aero fait le point en détails sur la situation avec tous les moyens engagés dans cette opération, les cibles visées, les résultats des frappes, sur les causes et la nécessité de cette intervention, etc…
• France :
Pour pouvoir conduire ce raid aérien, l'Armée de l'Air française a engagé de nombreux moyens aériens depuis quatre bases aériennes en métropole. Sur la base aérienne de Saint-Dizier, cinq Rafale Air de la 4ème Escadre de chasse ont décollé avec chacun deux missiles de croisière air-sol SCALP-EG (soit 10 au total), des missiles air-air MICA EM et IR, ainsi que des réservoirs largables supplémentaires. Ces chasseurs étaient logiquement chargés d'assurer les frappes aériennes.
Depuis la base aérienne 116 de Luxeuil, quatre Mirage 2000-5F du Groupe de Chasse 1/2 « Cigognes » de la 2ème Escadre de chasse ont eux-aussi été engagés dans la mission. Armés de deux missiles air-air MICA IR et de quatre MICA EM, ils ont assuré la protection de l'ensemble du dispositif aérien français tout au long de la mission. Un cinquième 2000-5F était également prêt à rejoindre le dispositif si un des quatre premiers devait annuler sa mission à la suite d'un problème technique.
Par ailleurs, les Forces aériennes stratégiques ont fortement contribué au raid puisque le Groupe de Ravitaillement en Vol 2/91 « Bretagne » a fait prendre l'air à six avions de ravitaillement en vol C-135 afin d'assurer le ravitaillement de tous les avions de combat, soit 11 appareils, tout au long de la mission. Quelques jours plus tôt, un C-135 déployé sur l'exercice European Air Refuelling Training (EART) à Eindhoven, aux Pays-Bas, a quitté avec un autre ravitailleur américain cet exercice en prévision de l'opération.
Pour se faire, trois ravitaillements en vol par appareils ont été nécessaires à l'aller avec un premier à hauteur de la Corse, un second en Méditerranée centrale et un troisième avant l'arrivée sur la zone des opérations. Pour la partie retour du vol, avec les avions allégés de leurs missiles, seuls deux ravitaillements par avions ont été effectués. Là aussi, un ou plusieurs autres ravitailleurs étaient en attente, ou « spare », afin de prendre le relais en cas de panne.
Enfin, deux E-3F SDCA (Système de détection et de commandement aéroporté) de l'Escadron de Détection et Contrôle Aéroportés (EDCA) 36 « Berry », de la base aérienne 702 d'Avord, ont eux assuré la gestion depuis les airs de tous les aéronefs français.
L'ensemble du dispositif aérien français était donc composé de 17 aéronefs (5 Rafale, 4 M2000-5F, 6 C-135 et 2 E-3F), qui a parcouru pas moins de 7 000 kilomètres entre la métropole et la Méditerranée orientale (MEDOR), où les avions ont largué leurs missiles. Tout cela représente pas moins de dix heures de vol d'affilées en condition de combat.
Outre le volet aérien, la France et sa Marine Nationale mobilisaient un volet maritime avec l'engagement en MEDOR de trois frégates multimissions (FREMM), soutenues par une frégate anti-sous-marine (FASM), une frégate anti-aérienne et un pétrolier-ravitailleur. Un sous-marin nucléaire d'attaque devait sans doute se trouver lui aussi sur zone.
Trois missiles de croisière navals (MdCN), la version navale du SCALP-EG de l'Armée de l'air, ont été lancés lors de l'attaque. C'est une mission historique pour la Marine Nationale puisque c'est la première fois qu'elle utilise ce missile au cours d'une mission opérationnelle.
• Etats-Unis :
Les Etats-Unis sont la nation qui a le plus contribué à cette opération. Concernant le volet aérien d'abord. Deux B-1B Lancer du 28th Bomb Wing de l'US Air Force ont été engagés depuis la base aérienne d'Al-Udeid, au Qatar. Ces appareils, escortés par des avions de supériorité aérienne, sans doute des F-15C Eagle et F-16C, ont tiré des missiles de croisière AGM-158B JASSM-ER (Joint air-to-surface standoff missile - Extended Range).
Pour l'US Air Force aussi il s'agit d'une mission historique puisque c'est la toute première fois qu'elle utilise au cours d'une opération son JASSM-ER, une version modernisée de la première version du missile. Lors de cette mission, dix-neuf missiles ont été tirés par les deux B-1B Lancer.
Par ailleurs, de nombreux ravitailleurs KC-10 « Extender » et KC-135 « Stratotanker » du 100th Air Refueling Winf de l'US Air Force, habituellement stationnés sur la base aérienne de Mildenhall au Royaume-Uni, ont été engagés depuis leur base-mère et depuis la base aérienne d'Aviano, située dans le nord-est de l'Italie.
En outre, depuis cette même base, l'USAF a mis en oeuvre de nombreux moyens de supériorité aérienne avec des F-15C Eagle du 48th Fighter Wing, qui opèrent d'habitude depuis la base de Lakenheath, au Royaume-Uni, et des F-16C du 31st Fighter Wing depuis la base italienne. D'après le blog The Aviationist, ces avions de combat étaient armés par des missiles air-air AIM-120C AMRAAM et AIM-9X, ils emportaient des réservoirs supplémentaires, une nacelle d'observation LITENING, un pod de contre-mesures électroniques AN/ALQ-131 et les pilotes portaient le viseur de casque JHMCS (Joint Helmet Mounted Cueing Sight).
Mais c'est depuis les mers que les Etats-Unis ont effectué la plus grande partie de cette opération. En effet, dans les heures qui ont suivi l'opération, l'US Department of Defense a précisé l'action des différents bâtiments de l'US Navy. On apprend que depuis la mer Rouge, l'USS Monterey a tiré trente Tomahawk et l'USS Laboon sept. Depuis le nord du golfe arabo-persique, l'USS Higgins a tiré 23 Tomahawk. Et enfin, depuis la Méditerranée orientale, le sous-marin USS John Warner s'est allégé de 6 autres Tomahawk.
De fait, les vecteurs aériens et navals des Etats-Unis ont mis en oeuvre pas moins de 85 missiles de croisière JASSM-ER et Tomahawk.
© USAF - Décollage depuis Al-Udeid, au Qatar, d'un des deux B-1B Lancer engagés dans cette opération.
• Royaume-Uni :
Depuis la base aérienne d'Akrotiri, à Chypre, la Royal Air force a engagé dans cette opération quatre Tornado GR.4 du No 31 Squadron. Chaque appareil emportait avec lui deux missiles de croisière air-sol Storm Shadow, la version britannique du SCALP-EG. D'après le Ministère britannique de la Défense, sept missiles ont été tirés pendant la mission.
Par ailleurs, quatre Eurofighter Typhoon ont assuré des missions de défense aérienne avec des missiles air-air AIM-132 ASRAAM et AIM-120C AMRAAM. Pour soutenir en vol ce dispositif, un ou plusieurs ravitailleurs A330 MRTT « Voyager » de la Royal Air Force ont aussi décollé. En raison de la proximité de la base aérienne anglaise avec la zone des opérations, le besoin en ravitailleurs pour les britanniques est moindre.
Le mise sur pieds mais aussi et surtout la réussite d'une opération d'une telle ampleur tient en partie grâce à la conduite de multiples exercices internationaux et multilatéraux, comme l'exercice TEI (Trilateral Exercise Initiative) aux Etats-Unis, et qui se tiennent régulièrement entre ces trois armées. Ils permettent d'uniformiser les procédures, de connaître les capacités de chacun, de développer l'interopérabilité, etc…
Dans une telle situation, ces exercices ont sans aucun doute permis d'accélérer et de faciliter l'établissement de cette opération avec la réponse à de nombreuses questions (qui engage quoi, avec quel matériel, comment, quelle coordination, échange des informations et des données, etc…). Il faut aussi noter sa complexité puisqu'elle se déroule d'abord dans un contexte inter-armées propre à chaque nation et ensuite dans un contexte inter-alliés.
© UK DOD - Décollage en formation de deux Tornado GR.4 de la Royal Air Force, équipés de missiles de croisière Storm Shadow.
Ravitailler Rafale, Mirage 2000-5 et Awacs, la clé de voûte du raid aérien mené en Syrie. pic.twitter.com/HS6tT7O4T8
— État-Major Armées (@EtatMajorFR) 14 avril 2018
L'objectif de ces attaques n'était pas de viser directement les forces armées conventionnelles loyales à Bachar Al-Assad, ni de frapper des bases militaires qui abritaient des forces armées russes et iraniennes. Ici, l'objectif de Washington, Paris et Londres visait à détruire des installations associées au programme clandestin de fabrication d'armes chimiques. Pour cela, trois sites ont été ciblés d'après les informations communiquées par le Pentagone.
Le premier site (PHOTO 1) est le centre de recherches de Barzah, situé au nord de la ville de Damas. Cette cible n'a été traitée que par les Etats-Unis qui ont utilisé 57 missiles Tomahawk et les 19 missiles de croisière air-sol JASSM-ER des B-1B Lancer.
Le second site (PHOTO 2A) est une usine de production et de stockage des armes chimiques à l'ouest de la ville de Homs, située dans l'ouest de la Syrie. Une première partie du site a été frappée par les trois pays avec 9 Tomahawk, 3 MdCN, 8 Storm Shadow et 2 SCALP-EG.
La seconde partie de ce site (PHOTO 2B), qui correspond à la troisième et dernière cible de cette opération, visait un bunker où étaient stockées des armes chimiques. Ici, ce sont les Rafale Air de l'Armée de l'Air qui s'en sont chargés avec l'utilisation de 8 SCALP-EG.
Pour les occidentaux, si l'objectif était la destruction de ces sites, il fallait à tout prix éviter des pertes civiles, notamment parce que ces infrastructures sont installées dans des banlieues et sont proches de quartiers résidentiels. Bien que très biens connus par les services de renseignement de ces trois pays, une observation constante a été effectuée avant, pendant et après le raid.
Dans ce contexte, le Chef d'état-major des armées, le général François Lecointre, a déclaré que « les frappes ont été conduites de nuit de façon à éviter la moindre présence de civils à proximité, avec par ailleurs des éléments de renseignements qui permettaient de vérifier jusqu'au dernier moment cette absence de risques de dommage collatéral. Par ailleurs, en tenant compte aussi des conditions d'aérologie qui permettaient de limiter le risque pour des populations civiles qui auraient été à proximité ».
On ne peut donc pas exclure la présence d'éléments au sol afin de surveiller ces sites avant les frappes, pendant mais aussi après, notamment pour permettre un meilleur battle damage assessment (BDA). Plusieurs jours avant les frappes, de nombreux moyens aériens ont été repérés en train d'orbiter en Méditerranée orientale, au large du Liban et de la Syrie. Les sites dits de « radar virtuel » ont noté la présence d'avions de patrouille maritime P-8A Poseidon de l'US Navy, des drones comme le RQ-4 Global Hawk avec des capteurs de très longue portée et une endurance d'environ 20 heures, mais aussi des RC-135V/W Rivet Joint de l'USAF, spécialisés pour les missions SIGINT (renseignement d'origine électromagnétique).
Outre les questions de savoir quoi et comment frapper, il fallait aussi prendre en compte la menace adverse puisque les forces armées évoluaient ici dans un environnement non-permissif. La Russie déploie en Syrie des systèmes sol-air de défense anti-aérienne S-300 (SA-10 « Grumble ») et S-400 « Triumph » d'une portée de plusieurs centaines de kilomètres pour ce dernier.
Dans cette opération, le risque était la perte d'un ou plusieurs vecteurs aériens, ou la destruction des missiles de croisière avant leur arrivée sur la cible. Mais lors de la conférence de presse suite à cette mission, le général Lecointre a expliqué que « tous les missiles tirés par la France et sans doute par nos alliés ont atteint leur cible », ajoutant que « l’efficacité de la défense sol-air syrienne a été très faible, voire moins que cela ».
Par ailleurs, il est aussi indiqué que « l’armée de l’air syrienne n’est pas du tout intervenue et est restée sur les bases notamment où les Russes sont présents, ce qui leur assurait une sorte de protection de facto ». « Il n’y a pas eu d’interception » par les forces armées russes en Syrie « des missiles envoyés à l’occasion de ce raid », ajoutant que « l’attitude des moyens russes qui étaient en protection du territoire syrien a été une attitude ni active ni pro-active, de simple observation de ce qui se passait et de protection de leurs moyens ».
© US DOD - PHOTO 2A - Usine de production et de stockage des armes chimiques situé à l'ouest de la ville de Homs.
Avant de répondre à la question sur le pourquoi de ces frappes aériennes, il faut expliquer pourquoi Bachar Al-Assad a utilisé des armes chimiques dans la Ghouta orientale. Actuellement, les forces armées syriennes sont affaiblies et doivent faire face quotidiennement à plusieurs fronts contre des groupes jihadistes et rebelles. Si la victoire dans la Ghouta orientale était acquise à court terme pour le gouvernement syrien, ce dernier souhaitait l'accélérer pour pouvoir retirer les éléments qui y sont engagés pour pouvoir les redéployer ailleurs.
De fait, en utilisant des armes chimiques contre des civils, Bachar Al-Assad a accéléré leur départ de la région, et une ville qui n'a pas d'habitants est difficilement tenable sur le temps long pour une insurrection car elle ne peut plus se servir de ces civils comme bouclier et dans certains cas comme soutien.
La France, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont pris la décision de lancer cette opération pour plusieurs raisons. D'abord pour punir le régime de Bachar Al-Assad après l'utilisation d'armes chimiques. Le but de ces frappes n'était pas et n'a jamais été de faire tomber le régime syrien, mais de le punir suite à l'utilisation de ces armes. Les occidentaux ne pouvaient pas ne pas intervenir et voir le risque de banaliser l'utilisation d'armes chimiques.
Ensuite, pour une question « d'image » et de crédibilité. La ligne rouge posée par Paris et Washington a été franchie encore une fois. Ne pas répondre aux agissements syriens, qui étaient aussi un test pour observer la réaction des gouvernements occidentaux, aurait eu des conséquences néfastes sur ces gouvernements, qui n'auraient que des paroles et pas des actes. Cette non-action aurait été encore plus entachée après l'annulation à quelques heures seulement de la première opération, suite à l'attaque d'août 2013.
Enfin, cette opération avait également un but dissuasif. D'abord pour affaiblir et détériorer profondément le programme de recherches syrien d'armes chimiques, et pour montrer à Bachar Al-Assad que les pays ont osé y aller et qu'ils le referont si nécessaire. En outre, cette attaque permet à ces pays d'être en meilleure position de force pour les négocations.
L'opération est-elle légale ? Oui. L'article 35 alinéa 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose que « le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l'étranger, au plus tard trois jours après le début de l'intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n'est suivi d'aucun vote. Lorsque la durée de l'intervention excède quatre mois, le Gouvernement soumet sa prolongation à l'autorisation du Parlement. Il peut demander à l'Assemblée nationale de décider en dernier ressort ».