Depuis septembre 2014, la France est engagée au Levant afin de lutter contre l'organisation Etat Islamique qui s'est implantée en Irak et en Syrie, et afin de soutenir et d'assurer des missions de formation au profit des forces armées irakiennes.
Outre les militaires français au sol (formation, conseils pendant les combats avec les forces spéciales, et actions directes), le volet aérien de la force Chammal assure quotidiennement des missions d'Air Interdiction et d'appui aérien rapproché.
Ces missions sont réalisées par quatorze Rafale C/B qui opèrent depuis la base aérienne projetée en Jordanie (Prince Hassan), et depuis la base aérienne 104 d'Al Dhafra, aux Emirats arabes unis.
Pour le commun des mortels, les civils en France qui assistent aux opérations de la coalition internationale et qui ne connaissent pas le petit monde des escadrons de chasse, il est relativement difficile de s'imaginer la charge de travail qui doit être mise en oeuvre pour assurer ces opérations.
A travers ce récit, l'auteur de la très mouvementée nouvelle «La lutte ardente» (à consulter impérativement !) permet à toute personne de prendre place à bord d'un Rafale, à des milliers de kilomètres au-dessus du sol irakien, et pourtant si proche des combats.
Récit :
Le gros de la mission est déjà derrière eux au moment où ils se présentent derrière le KC-30A australien. Il leur faut maintenant de quoi retourner à leur base projetée en Jordanie.
Doucement, la tension des dernières minutes retombe, mais il faudra à l’équipage quelques heures avant de revenir à un état de veille plus serein. Dans le cockpit, les mains tremblent encore légèrement au rappel de l’action traversée au-dessus du champ de bataille. La navigatrice remonte le fil de ses souvenirs et jette quelques lignes sur son kneeboard pour le débriefing et la paille, tous ces formulaire de retex qu’il faudra fournir à la hiérarchie, aux renseignements, à l’état-major, au pape et à la nièce du maire.
Le CAOC, le centre interallié des opérations aériennes, n’a pas été très sympa avec eux ce coup-ci. Le plan était moisi, la cible risquée, le choix cornélien.
© Armée de l'Air - Configuration lourde avec trois réservoirs externes, quatre GBU-12, la nacelle Damo, et un missile MICA IR.
Ils avaient décollé pour une patrouille armée comme le dispositif Chammal en projette plusieurs dizaines par mois. Dans ces cas-là, le but n’est pas de viser un objectif précis, programmé à l’avance, pesé par le commandement, il s’agit plutôt d’intervenir à la demande des forces au sol, le plus souvent autochtones. On parle alors de frappes dynamiques.
Généralement, étant donné le nombre d’avions en l’air simultanément dans le cadre de l’opération alliée Inherent Resolve, l’armement emporté n’est pas employé, faute de cibles valables ou d’occasion suffisamment nette. On rentre alors d’un non-événement après plusieurs heures à sauter d’une fréquence à l’autre, d’une hypothétique cible à une autre sans que rien ne se concrétise.
C’est d’ailleurs un point que les journalistes feignent de ne pas comprendre : une mission ne débouche pas automatiquement sur un tir. Il faut réunir un ensemble de conditions difficiles à obtenir, c’est à dire une cible dont l’identité est certaine, un ciblage efficace, une planification correcte et, surtout, un risque réduit au minimum pour les populations civiles.
Dans le feu des combats, quand les troupes sont au contact, la marge d’incertitude augmente fortement et c’est donc à l’équipage, dans son avion, là-haut, de garder la tête froide en respectant les règles d’engagement, même si ça chauffe très fort pour les troupes. Personne ne peut forcer l’équipage à tirer, il est maître de ses options car, en dernier recours, il est pénalement responsable de ses actes.
Le principe moteur, bien présent à l’esprit de tous les navigants est simple : le tir est l’exception, il n’intervient que quand toutes les autres options sont balayées. Il implique une prise de risque car pour diminuer les dangers au sol et les dégâts collatéraux, il faut accepter de réduire ses propres marges de sécurité. Le moindre risque pour les autres débouche sur plus de risques pour les équipages. Théorème accablant.
© Armée de l'Air - Au-dessus de l'immensité du désert irakien, deux Rafale «breakent» derrière leur ravitailleur.
Au sol, une équipe de contrôle avancée, le TACP, avait trouvé un target dans la banlieue de Mossoul, résultat du travail d’observation par des personnels dédiés. Ils étaient certains d’avoir découvert un atelier de fabrication de véhicules-suicide communément appelés VBIED. L’ennemi les construit quasiment à la chaîne. Il prend une voiture dans la rue et lui installe une armature recouverte de plaques de blindage. Ensuite, il la bourre d’explosifs et colle un fanatique derrière le volant. Telle quelle, ses performances et son maniement sont plutôt dans la partie basse de la fourchette, mais elle n’a pas été programmée pour faire un Dakar mais un aller-simple en direction de la ligne d’attaque irakienne et les soixante-douze vierges. Si elle y parvient, les dégâts humains et matériels peuvent être importants, sans compter l’effet psychologique.
Quand la patrouille armée est entrée dans le secteur désigné par le CAOC, la navigatrice a cherché la cible à l’aide du Damo [Damocles, nacelle de désignation laser, NDLR] en suivant les indications du contrôleur avancé qu’on appelle le JTAC. Après quelques tâtonnements, elle trouve le target. C’était une sorte de corps de ferme composé de plusieurs maisons basses entourant une cour cernée de hauts murs et fermée par un portail.
Là étaient stockés des véhicules modifiés, une petite demi-douzaine, garés pêle-mêle, à divers stades d’avancement. Des pick-ups, des berlines, des utilitaires. En élargissant l’image, la nav’ constate avec une pointe de stress que des maisons, potentiellement habitées, sont situées au coin nord-ouest de l’objectif, à une cinquantaine de mètres. Toute l’information recueillie confirmait que ces barbares utilisaient la population locale comme un bouclier humain, il était donc très probable que plusieurs familles se terraient, apeurées, dans ces logements. Ces pauvres gens ne restaient pas par conviction en zone de guerre, ils n’avaient simplement pas la possibilité de fuir, coincés entre deux feux.
À l’instinct, le pilote refuse d’abord de tirer. Trop chaud, trop risqué, pas envie d’en faire des cauchemars toute sa vie, de regarder ses propres gosses en pensant à ceux qui n’ont pas vécu pour grandir. Le JTAC râle, il a besoin que quelqu’un efface cette menace. Il ne peut pas les obliger à tirer mais il est sous le feu, un autre martyr-de-la-cause pourrait très bien surgir de cet atelier pour se précipiter sur ses forces. Il en vient une bonne dizaine par jour de ces cinglés. Il faut s’en débarrasser !
En fond sonore, dans l’isolement de leur Rafale, les membres d’équipage entendent des tirs d’arme lourde. Le staccato d’une « douze-sept » qui avoine, quelques crépitements plus rapides de fusils d’assaut. L’atmosphère est pesante, la pression est bel et bien là. Le pilote n’en démord pas, aucun largage dans ces conditions, trop près, pas assez de marge.
La NOSA observe le terrain et relaie ce qu’elle voit au CAOC : des maisons éparpillées sans ordre précis au nord-ouest avec des espaces plus ou moins larges entre elles, la cible au bord d’une quatre-voies dépourvue de toute circulation et vers le sud, un long dégagement vide.
Là-bas, à des centaines de kilomètres, un officier supérieur français écoute attentivement. Il est le red card holder, celui qui peut brandir le carton rouge s’il estime que la situation sent mauvais. Assis derrière un pupitre, il consulte les règles d’engagement à la lueur des informations qu’une jeune femme, perchée à plusieurs milliers de mètres d’altitude, lui communique. Les VBIED sont une plaie, il en a conscience, une des causes essentielles de l’embourbement de l’offensive sur Mossoul. Plus on dégagera d’ateliers de construction, mieux ce sera. Ces maisons au nord-ouest posent un problème, très clairement. Il se donne le temps de la réflexion. Mais pas longtemps.
© Armée de l'Air - Pas de frappes aériennes sans les indispensables missions ISR. Ici, les Rafale emportent la nacelle de reconnaissance RECO-NG.
Les Rafale tournent à distance, loin au sud de la cible en négociation. Le pilote de l’avion leader, jumelles en main, observe le secteur et discute de ses options avec sa navigatrice. Elle a bien une idée, elle argumente et explique.
Alors que la France se prépare à passer à table pour le petit-déjeuner, deux membres de la fine fleur hexagonale, même pas dans la trentaine, assis sur leur siège éjectable, élaborent une tactique pour mener la mission à bien et éliminer des ennemis de la Nation. S’ils meurent là, ils ne viendront pas le faire dans nos rues.
Une ouverture se profile. Le garage à kamikazes n’est bordé par des habitations que sur ce fameux coin nord-ouest, donc. C’est dégagé vers le sud sur plusieurs centaines de mètres de terrains vagues et de champs bordés de murets. On pourrait venir par le nord et frapper sur une trajectoire plus rasante. On retarde le largage, on arrive vite et on aplatit notre run quitte à fumer un peu les sécus. On vise le flanc nord de l’atelier et, avec un peu de chance, les projections vont se concentrer sur un arc dirigé vers le sud, loin de la population. Qu’est-ce que t’en penses ?
Le pilote renâcle. Et si on frappe court ? Généralement, les avions arrivent par le désert car une munition tombe plus court que long, ça évite de commettre une gaffe majeure. C’est sur cette interrogation que le CAOC revient sur les ondes et confirme qu’il faut tenter le coup. Le carton rouge reste dans la poche. Silence sur les ondes. La nav’ se penche pour regarder vers l’avant du cockpit. Elle sait que son pilote ne peut pas la voir dans ses rétroviseurs mais peu importe, elle cherche le contact visuel. Le FAC vient aux nouvelles. Il menace. Si le Rafale ne le fait pas, il appellera des A-10, ceux-là feront moins la fine bouche avec leur no-kill list moins fournie.
Finalement, le cocher décide de donner une chance à l’idée de sa NOSA et change sa course pour enrouler la ville par l’est. Il veut se replacer afin de préparer le run d’attaque. La navigatrice réalise doucement et n’en revient pas d’avoir ouvert sa gueule sur une option pareille. Merde. Elle rentre dans son système d’arme pour configurer le tir, plus concentrée que jamais. Le JTAC, informé, appuie l’idée, il aurait même accepté une frappe nucléaire tellement il veut effacer cet atelier.
A partir de là, tout s’enchaîne par une procédure mainte fois appliquée. La cible est verrouillée, l’armement sélectionné, la trajectoire stabilisée, les paramètres de tir programmés et affichés. La nav’ déroule sa litanie en marmonnant. La patrouille revient doucement par le nord, l’ailier en position éloignée. Pendant toute la phase de préparation, il n’a rien dit. C’est un PO, sa première OPEX, il fait ce qu’on lui dit de faire. Il réalise soudain combien son métier est dur.
© Armée de l'Air - Un Rafale biplace et un monoplace, des GBU-12, une nacelle Damocles : l'illustration parfaite de ce récit.
Le leader resserre sa prise sur le manche. On y va ? Putain, on aura jamais un meilleur plan, pourvu qu’on ne se gourre pas. Ils se laissent jusqu’au dernier moment pour décider de la frappe. S’ils ne la sentent pas, ils ne largueront pas. On joue avec les marges, avec ce plancher de sécurité. La vitesse augmente. La vitesse, c’est la vie. Plus on va vite, moins les connards auront de temps pour ajuster une visée. C’est là qu’il faut sortir sa science du bombardement et mériter ses galons, c’est là qu’on est fier d’être mud parce qu’on fait un putain de boulot qui ferait frémir les DA-men [pilotes de défense aérienne, NDLR], le cul près du sol, pas à l’abri d’un tir chanceux venu d’en bas.
Jusqu’au dernier instant, le pilote n’a pas été sûr d’appuyer sur la gâchette, de trigger comme on dit dans le milieu. Sa nav’ lui parlait calmement, d’un ton posé, professionnel, plein d’assurance. Elle infusait la confiance à son cocher, elle avait bien réfléchi, les chiffres ne peuvent qu’être bons. Le tir était nécessaire, impératif, quelqu’un devait s’y coller et assumer le risque. Eux. La Chasse, fils, ce n’est pas Top Gun, les pépés blondes et le vol inversé, c’est surtout ça, quand ça compte vraiment, loin des salles obscures et du festival de Cannes, avec les tripes.
Le doigt presse la détente et deux GBU-12 quittent les ailes dans une secousse. Juste une légère vibration silencieuse, rien de plus. Le stick vers l’arrière en léger virage à gauche, le pilote éloigne son avion de la trajectoire sans masquer la nacelle de guidage. Quelques flares pour conjurer le mauvais sort. Deux paires d’yeux sont rivées sur l’écran de contrôle où s’affiche l’image, légèrement granuleuse, monochrome. Une poignée de secondes de chute sur un rail invisible. L’atelier est toujours là, il bouge comme dans un travelling de cinéma. Puis deux éclairs successifs brouillent la visualisation dans un effet de saturation lumineuse. La caméra ajuste l’exposition et révèle un énorme panache de poussière qui masque la vue du sol.
A la radio, le contrôleur est aux anges, les coups sont au but. A bord, personne ne dit rien, le silence est sidéral, chacun occupé par sa petite torture personnelle. Le nuage se dissipe peu à peu. De l’avant, le pilote constate que la nav’ oriente la nacelle vers les maisons voisines de la cible. Soulagement. Elles semblent intactes. Vite, ils vont aux nouvelles et reçoivent la confirmation que les habitations n’ont pas souffert. Le JTAC ne tarit pas d’éloges, on croirait entendre un commentateur sportif. Ses compliments poursuivent l’équipage qui s’éloigne de la zone et rejoint l’hippodrome de ravitaillement situé bien plus au sud. Les mains tremblent. Les genoux aussi. La nausée s’éteint doucement. Grosse envie d’aller pisser.
Bordel de merde.
RTB [Return To Base, NDLR], on a assez donné pour aujourd’hui.