Par Florent de Saint Victor (Mars Attaque) et Loïc Lauze (Defens'Aero).
Suite à l’annonce sur Europe 1 par le ministre de la Défense (en personne...) d’une seconde mission aérienne de frappes en Syrie par des appareils français dans la nuit du 8 ou 9 octobre, le service de communication de l’Etat-major des armées (EMA) a diffusé une courte séquence vidéo (de moins de 2 minutes).
Sans aucun commentaire, ces images (comme d’autres avant elles) peuvent parfois être difficilement compréhensibles. En quelques lignes nous vous proposons d’apporter quelques éléments de compréhension (ce qui est montré, ce qui n’est pas montré), tout en les restituant dans le contexte de l’opération Chammal menée face à l’organisation Etat islamique (EI).
Un entre-aperçu orienté d’une base aérienne en opérations :
Tournées par les preneurs de vue des armées (« les soldats de l’image »), ces séquences sont prises sur la base aérienne 104 d'Al Dhafra aux Emirats arabes unis (EAU). La France y concentre une partie de son dispositif aérien dans la région. Contrairement à la Jordanie (qui abrite une seconde base abritant, officiellement, trois appareils de type Mirage 2000-D et trois Mirage 2000-N), la base émiratie a l’avantage d’être une implantation ancienne pour les aviateurs français (une présence depuis 2008) et déjà dotée d’installations modernes, où se côtoient militaires émiratis, américains, etc.
Néanmoins, elle a pour principal désavantage d’être située relativement loin des zones d’opérations en Irak (au Nord) et en Syrie, obligeant des temps de transit importants pour rejoindre ces zones et donc de longues missions (6 heures pour celle décrite). A l’opposé, par exemple, les militaires russes n’ont pas le même souci depuis Lattaquié, ayant un temps « utile » sur zone (hors transit) beaucoup plus important pour mener leurs missions, d’où, en partie, le nombre important de frappes par jour.
Pour diverses raisons politiques, diplomatiques (les Emiratis souhaitant une certaine discrétion sur la présence de militaires étrangers sur leur sol) et sécuritaires), les journalistes ne sont pas (ou très peu) autorisés sur la base. Ces images sont donc fournies par les armées aux rédactions et agences de presse dans une logique de communication opérationnelle (COMOPS). Orientées (via le choix des séquences), elles doivent servir à illustrer les actualités, chaque journaliste plaçant son commentaire sur ces images.
Pour des raisons de sécurité et par crainte de représailles sur les militaires ou leurs proches, de SECOPS en jargon militaire (« Sécurité opérationnelle »), peu d’éléments d’identification sont visibles : floutage du visage des personnels, pas d’image des marquages des appareils, pas de bandes patronymiques visibles, pas de localisation donnée, etc.
Des Rafale qui partent… puis qui reviennent
Les 2 minutes sont divisées en plusieurs plans. La séquence (0’05’’ à 0’10’’) s’ouvre sur l’enfilage par des pilotes de leurs équipements : combinaison de vols les protégeant du froid et des G (via un système de pression permettant une meilleure circulation du sang lors des manœuvres), arme de poing de type pistolet, kit de survie en cas d’éjection, particulièrement redoutée suite au sort tragique connu par le pilote jordanien en février 2015, eau / alimentation, données pour la mission (check-list, cartes...), etc.
La seconde partie (0’10’’ à 0’25’’) concerne l’inspection de l’appareil (aussi appelé "tour avion"), un Rafale, appareil omnirôle (pouvant réaliser sans changer de configuration des missions de renseignement, de frappe, de défense aérienne, etc.), ici en version monoplace. Il est réalisé par un mécanicien et le pilote, avant chaque décollage. Des zooms sont réalisés sur certains équipements: 2 munitions AASM sous les ailes (des bombes guidées par un rayon laser de 90kg d’explosif environ avec une précision théorique de quelques mètres), une nacelle de désignation laser Damocles positionnée en ventral sous l’appareil (qui désigne l'objectif avec le laser à des dizaines de kilomètres de distance), des missiles air-air type MICA IR (Infrarouge capable de répondre à plusieurs kilomètres de distance face à de possibles appareils hostiles : russes, pro-Assad, iraniens, etc.), 3 bidons supplémentaires de 2 000 L (qui, en plus des réservoirs situés déjà dans l’appareil, permettent de limiter le nombre de ravitaillement, d'avoir un "play time" sur zone plus important, et de pouvoir naviguer jusqu'à la zone d'opération sans réaliser des ravitaillements trop souvent). Sur ces différents points d’emport, le Rafale permet d’emporter plus que son poids, et n’est donc pas ici dans sa configuration la plus lourde (ce qui, en plus de ne pas être nécessaire, limiterait son rayon d’action ou demanderait encore plus de ravitaillements). Lors de ce tour d’inspection, ils vérifient que les optiques et autres instruments soient bien dégagés de leurs protections, que les gouvernes d’orientation et les volets de freins fonctionnent correctement, que les échappements et les entrées d’air soient bien dégagés pour éviter la présence de corps étrangers (outils, boulons, etc.) qui pourraient entraîner de graves accidents si ils étaient ingérés par le moteur, etc.
La troisième partie concerne l’installation du pilote. (0’26’’ à 0’50’’) C’est une séquence extrêmement classique de toutes représentations filmées de missions aériennes. Le pilote s’installe dans le cockpit, avec ses cartes, des fiches avec les points clés de la mission (heure prévue des frappes, hippodromes - ou zones - de ravitaillement, fréquences radios, …) le mécanicien lui donne son casque, relié au système de distribution d’oxygène, et la verrière se referme laissant le pilote dans sa bulle, tout à sa mission. Ensuite, les freins des trains d’atterrissage du Rafale sont testés, avant que le mécanicien ne salue le pilote, lui souhaitant une bonne mission. Une phase de roulage (0’51’’ à 1’21’’) débute entre le hangar et la piste, avant que l’appareil ne décolle, poussé par ses deux réacteurs utilisant la postcombustion bien visible de nuit, lui permettant de s’arracher du sol et s’enfoncer dans la nuit.
Les derniers plans (1’25’’ à 1’52’’) montrent les images du retour de la patrouille de 2 appareils, avec des zooms plus particuliers (à l’esprit martial) sur les pylônes où étaient à l’aller accrochées les AASM et qui sont au retour quasi tous vides. Sur les 8 AASM emportées, 1 seule est conservée, non tirée pour de multiples raisons : souci technique, bombe en réserve finalement non utilisée car les autres ont fonctionné, absence de possibilités de tirs (du fait des règles d’ouverture de feu - RoE en Anglais pour rules of engagement – non respectées : présence de civils, absence de cibles, météo non favorable pouvant entraîner des erreurs de tirs, etc.). Une fois le Rafale stoppé, le pilote sort de son appareil son équipement à la main, sans doute nerveusement et physiquement lessivé après avoir été coincé dans son cockpit pendant 6 heures et menée une mission exigeante de guerre.
Pourquoi aucune image sur avant, entre les deux, et après ?
Ces quelques images illustrent au final une infime partie de toute la mission, pour des raisons de communication (qu’est ce qui est visuellement intéressant ? caractérisable pour le grand public d’une mission aérienne ? cf. le papier de Bénédicte Cheron), de sécurité (éviter les risques de représailles, donner des renseignements utiles à nos adversaires, etc.) et de politique. Pour ce dernier point, c’est notamment le cas de l’absence notable d’image des tirs (l’entre-deux entre le départ et le retour). Cette phase, la raison d’être de la mission, est pourtant souvent montrée, notamment dans la culture américaine (qui sert de référence quasi universelle en COMOPS, même pour les Russes avec les dernières frappes en Syrie, ou lors des toutes premières frappes françaises en Irak) depuis les opérations au-dessus de la Serbie. Visuellement, les aviateurs volent donc, mais ne tirent pas (et surtout pas sur de possibles ressortissants français…). Une guerre plus que propre puisque désincarnée…
Il faut donc croire sur parole le haut responsable et le communiqué officiel succinct pour connaître la nature de l’objectif (un camp d’entrainement de l’EI aux opérations-suicide situé au sud-ouest de Raqqa et où s’entraîneraient des ressortissants français voulant viser le territoire national), le succès des tirs, l’absence de dégâts collatéraux... Il s’agit bien d’un choix pensé et non d’un oubli alors que pour les deux frappes une séquence de communication extrêmement ciselée a été lancée : déclaration publique (Président ou ministre), publication de matériaux comme cette vidéo, off avec les journalistes pour les détails.
De plus, le choix de ces séquences participe à la sous-représentation, souhaitée en partie, d’un certain nombre d’autres acteurs concourant directement ou indirectement à ces frappes. Il permet de montrer une partie de ce qui est montrable (en donnant des éléments), pour espérer ne pas avoir à montrer le reste, et obliger à assumer politiquement l’ensemble des décisions prises concernant les différents volets de l’opération Chammal.
Avant la délivrance d’un quelconque armement, tout un processus de préparation a eu lieu : renseignement (de nature diverse : image , signaux de communication, etc.) par des vols de reconnaissance (avec des appareils détenus en propre - Rafale avec des pods de reconnaissance type RECO NG, ATL 2 de la Marine, Transall Gabriel pour la captation de signaux de communication - ou loués), des satellites, les sources des services de renseignement (DRM, DGSE, etc.), les éléments de nos partenaires, les moyens navals (les grands oubliés de l’opération Chammal – dès lors que le groupe aéronaval n’est plus sur zone - alors qu’ils représentent environ 40% des effectifs avec, officiellement, 3 navires déployés et 1 appareil de patrouille ATL-2), etc. Tout ce travail en amont permet de préparer la mission (briefings, préparation des appareils, etc.), une fois validée par le pouvoir politique et les autorités militaires via différentes structures : CPCO, cœur des opérations pour les relations politico-militaires, centre de ciblage pour les dossiers d’objectif, état-major au niveau du théâtre des opérations, coordination avec différentes structure inter-alliés, etc.
Tout un environnement évoluant autour de ces 2 appareils Rafale est également peu montré (plus visible dans la vidéo de la première frappe en Syrie) : les phases de ravitaillement en vol (avec un appareil ravitailleur type C-135 visible rapidement en arrière-plan, un vétéran avec plus de 40 ans d’âge) indispensables pour les opérations, les Rafale accompagnateurs de cette patrouille (qui peuvent servir de réserves au cas où, gérer la menace anti-aérienne en provenance du sol ou en l’air, en brouillant, intimidant, trompant, etc.) ou encore les appareils de type AWACS et les opérateurs au sol de gestion du trafic aérien, dense dans la zone, qui sont utiles pour éviter les accidents.
Enfin, une fois le pilote descendu et avant la prochaine mission, un débriefing a lieu (avec les impressions du pilote sur le déroulé, les tactiques, les équipements, les images recueillis pour connaître le résultat des tirs, les possibles erreurs d'appréciation ou les améliorations à apporter), et surtout une importante activité concerne les mécaniciens (les « graisseux », ou moins amicalement « les rampants ») et les logisticiens pour la remise en état des appareils et des équipements sous les hangars, visibles dans la vidéo (groupe électrogène, containeurs verts protégeant certains équipements, etc.), qui permettent de s’abriter à la fois des vents de sable, de la chaleur, et des regards indiscrets. Pendant plusieurs heures (parfois jour et nuit), les mécaniciens démonteront puis remonteront des ensembles, feront les pleins et les niveaux, changeront des pièces usagées, etc. Au final, c’est bien la partie immergée de l’iceberg qui est ici représenté.